Conscience a plusieurs sens. Sur chacun d’eux les malentendus sont nombreux.
Conscience : cum-scire : savoir avec, savoir intime, personnel. En premier lieu, je suis et je sais que je suis. La conscience de soi porte une affirmation métaphysique immédiate. Quand je douterais de tout, disait Descartes, il restera que je pense, que je suis, que je suis « une chose qui pense ». Cette certitude d’être a traversé les siècles en revêtant des formes diverses, mais en restant catégorique. La première œuvre de Bergson a été consacrée aux Données immédiates de la conscience : je suis, je construis ma vie dans le temps et dans la liberté. Nous sommes toujours prêts à affirmer fortement ces choses, dont nous avons une très évidente certitude intérieure. Cependant, la réalité substantielle de notre moi saisi par la conscience s’est trouvée mise en question récemment. « Le moi n’est qu’un nœud d’événements sans substrat » nous dit Claude Lévi-Strauss. Qui est disposé à suivre ce grand savant sur ce chemin-là ?
C’est le sens moral du mot conscience qui comporte actuellement le plus de discussions. La conscience, de ce point de vue, est la connaissance intime et personnelle de la valeur morale des actes et des conduites. S’il s’agit d’actes et de conduites à venir, elle les présente comme obligatoires, recommandables, autorisés ou interdits. S’il s’agit d’actes accomplis, elle se manifeste par des jugement et des sentiments : nous sommes en paix avec nous-mêmes, nous pensons avoir bien fait, ou nous éprouvons remords, regrets ou repentir. Qu’est la conscience qui nous parle ainsi ? Conscience subjective, conscience sociale façonnée par les influences extérieures de la société, de l’éducation, conscience de la loi morale et du bien ? Une très forte tendance contemporaine revendique les droits de la conscience subjective. L’hétéronomie qui consisterait à recevoir sa loi d’une autorité extérieure paraît inacceptable pour un sujet libre. « Je suis seul juge du bien et du mal » aimaient à dire les lycéens dans les années 70.
Mettons de côté tous les schémas marxisants de lutte des classes, de détestation de la loi civile, du flic, du patron, de toute autorité qui ont marqué, depuis trente ans la mentalité collective. Le refus, au nom de la liberté, de la loi morale universelle est nourrie de la conception purement formelle de l’impératif kantien. L’homme libre n’accepte pas l’ordre brutal : « Tu dois parce que tu dois, il faut parce qu’il faut. » Mais, telle n’a jamais été la condition de l’homme. Torah en Hébreu, vient d’un verbe qui signifie instruire, enseigner. La loi est d’abord révélation, à chaque homme, d’un chemin de vie et de bonheur. C’est un enseignement donné à un sujet libre placé en face d’un choix. Dans l’Ancien Testament, la Loi est d’abord reçue et aimée comme telle. Dans le Nouveau Testament, elle est, plus expressément encore, liée à l’amour. Elle est un don d’amour et c’est dans l’amour et la liberté qu’on y répond. Celui qui aime Dieu observe ses commandements.
Revenons donc à la conscience. Elle se trompe sur elle-même si elle se fait orgueilleuse et rebelle, si elle se veut créatrice du bien et du mal. En réalité, elle a reçu la loi comme une lumière, ou pour parler plus exactement elle est la loi, pas la loi civile mais la loi morale, et elle trouve en elle l’amour de la loi. Elle est la première à savoir qu’il ne faut ni tuer, ni voler, ni mentir, ni manquer à sa parole, ni vivre dans l’égoïsme en fermant les yeux sur les malheurs du monde, qu’il faut respecter tout homme, et l’aider, et l’aimer, et ce qu’elle ressent le plus ce ne sont pas les impératifs, il faut, il ne faut pas qui ne se manifeste qu’à l’occasion de nos résistances intérieurs. Elle est essentiellement orientation droite, elle est la présence, en chacun, de l’enseignement de Dieu qui nous a faits « à son image et à sa ressemblance ».
Ceci, c’est ce que la conscience est en droit, par nature. En fait, elle est loin d’être parfaite et nous met en présence de nos contradictions intérieures. Elle peut être hésitante, fausse, aveuglée, enténébrée. Elle témoigne du déséquilibre profond de l’homme tel qu’il est. Elle a donc besoin d’être éveillée, éduquée, affinée, non pour la fabriquer mais pour la rendre à elle-même. Toutes sorte de disposition personnelles et d’influences sociales peuvent nuire à son développement. Il fallait être Rousseau pour la croire infaillible. C’est pourquoi il est téméraire de ne vouloir se fier qu’à la conscience subjective sans chercher à l’éclairer et parfois à la rectifier. D’autant plus que la conscience est l’instant suprême de décision du sujet libre et responsable. L’acte moral n’est pas celui dans lequel on a écouté les autres ou fait comme les autres, mais celui dans lequel on s’est déterminé intérieurement en connaissance de cause.
Isabelle Mourral, Le Sens des Mots, Editions de Paris, 1997.