Frustrer, dans la langue française, signifie priver quelqu’un de ce qui lui est dû. Le verbe latin d’où le mot est tiré (frustro, ou frustror) signifie tromper l’attente, duper, décevoir, provoquer une désillusion. Il y a donc dans ce mot non seulement l’idée d’une privation, mais celle d’une tromperie, d’une blessure injustement infligée, d’un droit violé. Il y a de quoi susciter à la fois une souffrance intérieure et la révolte. C’est pourquoi il n’est ni juste ni bon de parler inconsidérément de frustration. Pendant longtemps, la sagesse humaine, instruite par l’expérience, a admis que tous les désirs éprouvés ne pouvaient pas être comblés, que leur satisfaction n’était pas un dû, que nous nous heurtions à l’irréalisable, et qu’il fallait savoir accepter sans chagrin inconsolable et avec un certain courage les privations qui survenaient. Il fut un temps où les enfants, parmi les maximes morales qui leur étaient proposées, avaient à recopier sur leurs cahiers : « Il faut savoir se contenter de son sort. » Les sciences de l’éducation ont bien changé de perspective et mettent souvent à l’origine des délits commis par des adolescents des sentiments de frustration.
Depuis que nous connaissons Freud et la psychologie contemporaine, la frustration a, en effet, pris un sens nouveau. Elle ne s’étend plus seulement à partir du besoin ou même du désir, mais de la demande. Elle comporte toujours une attente, un regret d’un bien connu, ou perdu après avoir été possédé, une nostalgie, un refus d’accepter. Ce n’est pas Freud qui a mis le terme en vogue ; il était bien connu et utilisé avant lui en médecine, dans l’étude des névroses ; et dans la psychologie des malades. Il sert maintenant à désigner le manque, d’où qu’il vienne, et le manque cruellement ressenti, comme un refus de la part d’une personne, ou d’une institution qui aurait dû donner, qui a suscité une attente, une déception, un mouvement de révolte.
De nos jours, on est fortement disposé, en éducation, en pédagogie, dans l’analyse des situations sociales et des comportements à recourir au concept de frustration et à envisager tout manque, toute privation ou tout refus comme une agression contre la personne, agression qu’elle n’accepte pas et qui perturbe plus ou moins profondément son psychisme et sa conduite. Il est d’ailleurs certain que, dans notre société de consommation et de communication généralisée, l’étalage de tous les biens qu’il est possible d’avoir crée une difficulté psychologique importante, stimule les désirs et développe par là les sentiments de frustration.
Isabelle Mourral, Le Sens des Mots, Editions de Paris, 1997.