La démarche thérapeutique est (en partie) constituée, dans des proportions variables, à la fois en intensité et en fréquence, de « petits glissements de regard » posés sur une vie humaine.

Appelons cette existence individuelle un récit, lorsqu’elle n’est pas une épopée, lente et prolongée, ou bien une mélopée lyrique, quoique parfois lugubre.

Au préalable, ce qui distingue une vie humaine d’une autre demeure sa signature insolite, c’est-à-dire sa singularité.

Admettons que chaque vie est plus ou moins dense et en évolution permanente. Ainsi, nous pouvons dire que son récit est propulsé par une histoire unique tissée sur une trame narrative. Trame dont l’enchevêtrement est fort complexe. Imparfait, passé composé, impératif du présent – les temps étendus d’une vie tendent inlassablement vers l’espoir d’une conjugaison favorable, voire plus favorable à l’avenir. Faute de quoi, le temps s’interrompt et, à son paroxysme ultime, la vie s’arrête, comme ça, brutalement, de manière inexpliquée. Soyons clair : le suicide demeure une option « out » pour tous. En fin de compte – et voici le comble de l’impudence – les dogmes religieux, tous cultes confondus, n’ont fort peu d’emprise sur les fantasmes, « soupapes » nécessaires permettant d’éviter le passage à l’acte… ; un fait souvent ignoré, ou un non-lieu intellectuel, car peut-être trop inconfortable à concevoir tant cette réalité renvoie l’interlocuteur à l’ombre obsidienne la plus obscure en lui ; et, constat plus aggravant, celui qui « prêche » le contraire n’a peut-être pas eu le courage de scruter de près les fantasmes intimes de ses semblables, ni – le cas accablant – de sonder les siens. Sur ce pas d’impudence passons. Le suicide a de nos jours « très mauvaise presse ». Cela n’empêche que l’on l’aborde, et l’on se doit de l’aborder, en oblique ou frontalement, selon le contexte, lorsqu’il surgit de l’horizon imaginaire intime en qualité de possibilité, une parmi d’autres. Il s’agit là d’un moment propice pour en parler avec un psy (de préférence, avant la tentative…) aussi difficile que cela soit à prévoir en amont.

Retrouvons notre fil : le sens de la vie, avec sa trame énigmatique brodée et cousue du récit individuel, quand celui-ci n’est pas une épopée, lente et prolongée…

Au cours d’une vie humaine, on pourrait presque dire que les fils multiples (événements heureux et malheureux ; chapitres et sous-chapitre, intimes et partagés) se nouent et se dénouent tout le long de la trame et contribuent à faire un être sensible au sens de sa vie.

Deux mots nous interpellent là :

  • Le premier mot est sens, et cela à double titre : d’abord la direction de son trajet, la mouvance ; et deuxièmement le sens intelligible en qualité augmentée ;
  • Et le second mot est sensible : oui, sensible, car l’individu est doté de ses sens ; et, disons-le, l’être en étant parfois trop sensible à l’égard du monde autour de lui, doit néanmoins composer avec lui son récit intime, ancré comme il est dans son monde. Faute de pouvoir s’y soustraire, et prendre refuge derrière un abri, tel un anachorète, et pourquoi pas, si c’est de temps à autre, pour se ressourcer ; sauf que, bémol, si l’on décide de vivre « sa réalité » comme on l’entend, pleinement ancré dans ce monde-ci, en vivant tantôt bien tantôt mal, il faudrait tout de même faire en sorte d’articuler au mieux, voire incarner, ces deux composants vital et vitalisant : sens et sensibilité – incarné selon son style, bien entendu. Dont chacun a le sien propre, et fort heureusement, même s’il ne le possède pas entièrement, il se l’approprie peu à peu, sinon, quel ennui ne serait-il de devoir se camoufler derrière un conformisme apprêté… où sens et sensibilité (entendons les sur le plan subjectif) s’estompent et s’éteignent pour laisser place à un « comme si », comme eux, comme lui, comme elle, ou pire encore, une coquille vide – qui suis-je ?

Le récit d’autrui ne peut pas être le mien ; au mieux, il fait écho par son ricochet sur ce pan de mur qui m'est inconnu, écho qui me rappelle mon manque et qui, par là, m’appelle à ma voix / voie… et c’est à moi de la frayer, la trouver, l’approprier...


Or, lorsque le mal de vivre ronge à vif le cordon de la vie intérieure, lorsque son récit propre semble s’effilocher entre nos mains, livides et fatiguées à force de s’accrocher, comment faire pour se tenir ?  

L’homme sensible en quête de sens : n’est-ce pas ce qui le distingue sur la terre des vivants : sa quête sans cesse d’un sens intrinsèque ? C’est une question vitale ! Laquelle évoque très souvent une réponse vaguement élusive, du moins elliptique sinon illusoire. Car les maintes réponses possibles se traduisent par autant de créations de sens différents, distincts, et distingués – l’un l’autre. D’où la quête interminable de chacun, et son besoin de le faire,  besoin qui se transforme (très tôt dans la vie) en désir de façonner autrement et puis de reconfigurer, différemment encore, sans regimber à la tache de la vie : répondre à l’invitation de créer du sens subjectif propice à raffiner la consistance de sa vie – intelligemment, sensiblement, à sa propre guise… Nonobstant les tabous du milieu, malgré les conventions de l’époque et en dépit de ce que pourraient en penser ses parents bien-aimés, (ou pas).

Assumer son altérité et articuler sens à sa sensibilité se valent.

Voilà l’origine de la recherche d’une cohérence, à fortiori durable, qui s’infiltrerait en filigrane à travers le récit que l’individu se raconte à propos de lui-même… idem pour elle, cette personne marquée d’un caractère plus vulnérable, si ce n’est pas un tempérament qui s’infléchit légèrement vers le moi intimement blessé, ne fût-ce qu’au présent, fragilisé le temps d’un passage indéterminé qui se veut une « transition acceptée » au cours de sa vie ; car, là aussi, les petits crépitements de bruits énonciateurs de la recherche de cohérence – dans l’ensemble de sa composition intime – se font entendre, et à fortiori durablement à mesure que le feu intérieur s’allume, là encore, puisqu’en matière de cohérence, le bruit s’infiltre en sourdine à l’intérieur du récit personnel, c’est-à-dire la narration que la personne conte et se raconte interminablement à propos d’elle-même.

Premier point qui nous paraît important à souligner en deux phrases :

a) C’est la manière dont s’articule au récit intime cette « quête interne » de cohérence, laquelle va octroyer à une vie unique, à la fois partagée et hautement singulière, l’histoire sui generis que l’individu incarne (ou pas).
b) Notons qu’au lieu d’emprunter la phrase célèbre « être ou ne pas être ? » à l’énigmatique Shakespeare, nous opterons ici, par préférence récitatif, pour l’interrogation suivante : cohérent ou non cohérent ? – et, peut-être que la réponse souhaitée à la question « to be or not to be, cohérent? » se niche insidieusement dans la manière dont s’article au récit la « quête interne » de cette même cohérence – tant souhaitée. Et puisqu’il y a là des divergences entre les trames, dites en tension, l’une avec l’autre : ce qu’on dit désirer (ressenti profondément comme étant ses vrais désirs… ceux portés dans son « cœur ») et ce qu’on fait entendre par ses actes, selon l’élan de son corps… qui se meut vers… vers quoi justement ?

Cela nous amène à poser la question suivante : Où se trouve la source de l’incohérence – si source il y a ? Encore faut-il que l’on repère, découvre, localise là où il y a une « incohérence » qui gêne, qui se faire entendre, qui geint, au point de générer de la souffrance… qui m’empêche de vivre pleinement et entrave mon élan vital.

Dit avec d’autres mots, et aussi simplement : cela nécessite de circonscrire un terrain interne très précis, à savoir là où le « récit intime » ne s’aligne pas avec la « quête interne ». Il faut de la probité morale et intellectuelle pour repérer le lieu intérieur d’une telle divergence et pour qu’un dénouement meilleur puisse s’articuler à la vie.

Primo, s’agit-il d’une incohérence naissante de ma façon de m’appréhender (c’est-à-dire engendrée par la manière dont je m’appréhende, citons par exemple,  le regard que je pose sur moi-même ; et, par extension, l’incohérence éprouvée, s’entend-elle au cœur de ma façon de me raconter ma vie, passée et présente ?) ; ou secundo, s’agit-il d’une erreur dans ma perception, celle qui structure ma « quête interne », trop idéalisée peut-être, et par conséquent, inatteignable, en ce cas particulier, à la lumière de « ma réalité » quotidienne, réalité en l’occurrence que j’ai apparemment du mal à discerner avec l’acuité requise… vis-à-vis de ma « place », vis-à-vis de mes « limites » ?

Deux mots très importants entre lesquels une « dialectique » de sens ou de non-sens s’opère presque en continu.
Exemple : Si je ne suis pas à ma place, il s’ensuit que la question de mes limites se pose. À contrario, si je ne respecte pas mes limites, la question de ma place, celle à partir de laquelle je pense, énonce, agis, interagis, se pose également. L’un alimente l’autre et visa versa parce qu’il y a une certaine asymétrie dans ma façon d’être, du fait de la relation incongrue qui s’opère entre place et limite.


À l’inverse, quant je suis « au bon endroit », bien « dans mes bottes » comme « dans ma peau », le sentiment que j’ai d’harmonie est un fait avéré, indéniable, palpable. S’en dégage une sérénité ambiante, congrue avec ce que je ressens au fond de moi. Au diapason avec, telle une peau qui vibre en équanimité avec son monde immédiat.      

Autrement dit, et parce que cela nous semble intéressant de redire la même chose sous des accents variés, au risque de crisper certains esprits, peut-être… disons la chose suivante : entre la vie que je désire « créer » ou celle que je dis vouloir « retrouver » afin de mieux vivre ma propre vie, et celle que je me raconte à propos de moi-même (récit passé et présent, conjugué au présent) : où exactement se dissimulent les points aveugles qui me sont étrangers ?

Tout naturellement, s’agissant des points aveugles, la question se pose : comment pouvons nous savoir ce que nous ne savons pas sur nous-mêmes ?

Extrait d’un échange fictif :

Voyons… vous dites cela mais à propos de ce que je viens d’entendre, en vous écoutant Michel, je constate que vous faites un pas du côté, ou plutôt le contraire. Enfin, que voulez-vous vraiment dans cette histoire que vous évoquez là ? Vous, le savez-vous ? Et, si oui, qu’est-ce que vous empêche de le mettre doucement en place, à votre guise, et d’explorer les possibilités en lien avec votre désir – si, en fait, il s’agit-là bien de cela ?

Question du désir articulé au moteur du faire ? Peut-être que oui… Auquel cas, nous n’introduirons pas l’impératif catégorique de Kant ici, même si cela parait en creux, à propos de nos propos… de ce que l’on se raconte à propos de soi-même… le récit, et plus précisément, en ce qui concerne son « bonheur  désiré » inscrit dans le récit, par extension… en lien avec cette chose en soi, bonheur – au sens le plus large du terme, indéfinissable par définition… aussi modeste soit-il, aussi sobre et modéré que soit l’idée qu’on en a…  force est de constater que les pistes que je suis assidûment pour atteindre ce « bonheur désiré », celles que je poursuis à l’aune de mes actes posés, ci et là, en disent long, très long, sur le faire (le moteur)… lorsque mises en adéquation bout à bout et pas à pas, avec mes propos : ma parole. Où est l’incohérence entre mes mots et mes actes ? Se situe-t-elle dans un ailleurs pas encore identifié – à l’intérieur du récit, en moi, dans ma façon de me projeter dans mon monde – mais lequel ? Peut-on mieux localiser l’écart en regardant les choses ainsi ?    

Si nous nous penchons un instant sur le narratif, sur les narratifs, nous remarquons tout de suite que les fils multiples qui composent la trame prennent chacun leur racine dans un ou plusieurs des chapitres (ou des sous-chapitres) qui forgent peu à peu le récit de mon existence – passée et présente, tendant vers la vie à venir, l’avenir. Celle qui se profile en pointillé, est par définition, en devenir...

Prenons ici le temps d’élargir l’optique de nos propos.

Chaque vie a son lot d’évènements malheureux. Constat affligeant, certes, de part sa banalité empirique, mais pas moins vrai, et mieux affreusement véridique. Les méandres malheureux… de tels événements étant, de par leur nature, plus pénibles à « assimiler » ou à « digérer » que des épisodes de vie heureux, il est fréquent, voire très fréquent, que l’on s’identifie à eux… Sans même que l’on n’en soit conscient, de fil en aiguille s’enkystent autour d’eux des « nœuds thématiques » qui jalonnent mon parcours, pour ne pas dire qui « tâchent » mon récit, ou disons plutôt que je me retrouve parmi mes repères identitaires les plus familiers, ceux qui viennent marquer au fur et à mesure la trame de mon histoire, ce narratif complexe que je me raconte à propos de moi-même.

Un défaut humain de l’homme, acté depuis un âge assez jeune, par véritable nécessité, c’est l’habitude de se glisser dans la peau d’un éditeur pour s’arranger avec ce qui dérange dans la trame de sa propre vie. Je gomme, je rature, je barre, je peins de blanc, je jette, je déchire, et puis je réécris et je recompose comme ça m’arrange. Et tant mieux. (Certes, je nie, je clive, je projette et je refoule aussi.) Sauf que… la vie est telle une ardoise magique, ardoise qui ne se permet pas de perdre la moindre trace de la plus petite « entaille » narcissique (lire blessure) qui a affecté ma personne au cours de mon récit vécu. Remplaçons le mot ardoise par « tissu affectif » tiré telle une peau plus ou moins sensible. La magie réparatrice étant ceci : accepté et intégré dans le récit, la trace (ou entaille) ne tache pas la trame, ne trahi non plus la voix, et ne fait plus trébucher le pas. Et cette phrase n’est pas un effet rhétorique.
C’est une vérité clinique.

Vérité que j’accepte, puisqu’elle m’appartient, et avec laquelle je recompose ainsi, la mettant à sa juste place comme fil retissé dans la trame dense du récit, autrefois un poids, n’imposera plus son lot malheureux dans ce qui est ma vie en devenir.

Question : Y a-t-il ici une réponse partielle à la question soulevée ci-dessous, ou du moins l’esquisse d’une boutade, en vue d’expliciter l’écart entre le « récit intime » que l’on soutient et la « quête interne » du sens que l’on poursuit – selon son style, bien sûr ; faute de se vautrer dans un conformisme camouflé ?

Est-il bien possible que des évènements mal digérés, « suturés à son insu », avec lesquels je m’identifie tout de même, d’une façon ou d’une autre, modifient sensiblement la vision que j’ai à présent de moi-même ?…

Est-il plausible de supputer que les mêmes évènements déteignent sur l’optique à travers laquelle j’aborde « ma vie »,  ayant pour effet d’altérer le discernement de « ma réalité »… d’où peut-être l’écart entre le sens (récit) et la sensibilité (quête de cohérence) ?

Acceptons cela en qualité d’hypothèse, suspendue momentanément entre des parenthèses ouvertes à d’autres réponses possibles et peut-être meilleures.  

Nous souhaitons conclure en détournant une citation d’un homme possédant un style décidément peu commun.

Albert Einstein.

« Il ne saurait y avoir plus beau destin pour une théorie (…) que d’ouvrir la voie à une théorie plus englobante au sein de laquelle elle continue d’exister comme cas particulier. »**

Remplaçons ici le mot « théorie » par celui de notre thème, récit, et relisons cette variation sur un thème récitatif :

Il ne saurait y avoir plus beau destin pour un récit (…) que d’ouvrir la voie à un récit plus englobant au sein duquel il continue d’exister comme cas particulier.  

** Albert Einstein, cité dans Conjecture et réfutations de Karl Popper, 1963.