Depuis l’aube, l’ombre de nos choix nous accompagne, collée à nos talons, qu’on le veuille ou non. Au cours d’une vie, nos choix s’enchevêtrent, pour devenir la trame gisant sous nos récits. Récits de mobiles complices. Mobiles immobiles, parfois, mais pas de marbre. Posés là, derrière nous, dos à dos, nos choix nous habitent, laissant dans nos vies des traces indélébiles. Logis d’un passé sous clé. Question vitale : est-ce que nous habitons nos choix ? 

Multiples ils le sont. D’un contraste bleuté, tels des ombres d’ombres lointaines. D’un contour insaisissable. Pour autant, ils ne sont pas informes, sinon déformés. Fugitifs d’un passé éloigné. Dissimulés ils le sont, aussi, sous le derme de la vie. Et guère visibles, ils y demeurent, toujours présents ou parfois en sursis. A peine perceptibles, nos choix palpitent au cœur de nos récits. 

Au cœur des histoires que nous nous racontons ou que nous nous taisons. Au cœur de ces fictions qui crèvent le blanc des yeux, nous terrassent et nous tuent. Pas sûr cependant qu’ils se taisent, eux, nos choix passés qui nous menacent, irrégulièrement, sans vergogne, qui nous terrassent, éventuellement, un jour, et nous prennent parfois de court, telle une gifle inattendue. Ne sont-ils pas part de nos ombres, ces choix dont on cherche à se détacher ? Trop longtemps ignorés, autrefois forcés ou (presque) pas… ou pas de tout. Mais qui croit encore au pouvoir des ombres ? 

Nos choix dépendent de nous 

Quels qu’ils soient, aux confins de nos choix la vie se greffe. Petit à petit, d’abord hésitante, puis lentement devenant plus insistante. C’est le début d’un chapitre nouveau, d’une vie en devenir. La succession des choix : ce fil qui fait la texture vivante de nos trames, de nos récits. 

Ou bien… la vie s’arrête, un soir, autour d’une conversation noyée dans le vide. Là, paralysée devant l’incapacité de « choisir à nouveau », de « faire des choix », de faire ses choix autrement, de mieux choisir, la vie s’arrête ou se pétrifie devant ce que l’on a de plus intime. 

Et si nous pensions nos choix ? Si l’on essayait seulement de les comprendre ? 

Que ce soit par leurs racines ou par leurs grains, nos choix sont à l’origine des bribes d’histoires qu’on se raconte et détricote, qu’on énonce et parfois regrette d’avoir prononcées. Nos choix fécondent nos histoires, ils peuplent nos nuits, ils bercent ces presqu’îles que sont nos fantasmes. Ils leur donnent vie. Ils les avortent. Et ils les bichonnent tendrement aussi. Le fil de notre vie passe inéluctablement par le chas étroit de nos choix. Ils nous appartiennent à jamais. Ils ont une parenté unique : ils dépendent de nous. 

C'est une question de sens 

Au commencement fut l’acte. Kairos. La fente d’un clin d’œil. Fiat Lux entre deux corps. Poïesis de membres. Corps en mouvement. Apothéose obscure au foyer profond de la vie. A deux. Face à face. Le fait ontologique advient. Naissance épistémologique. Impératif biologique aussi. Mais pas seulement. 

Nous donnons naissance à nos choix. Leur épistémologie remonte le fleuve de nos antécédents, jusqu’à la source mythique de la vie. La nôtre. La seule qu’on ait. Petit passage obligé derrière le rideau sacré du corps. Chassé-croisé de regards, de propos. Vers l’origine de la filiation. Jusqu’à la genèse d’une vie – anecdote, héritage, secret – la même vie traduite en récit dans le langage, en sourdine dans le non-dit, au sein d’une seule et même famille. L’épistémologie de nos choix y prend racine. Comme un trait d’identification. Une construction. Qu’elle soit sexuelle ou identitaire. 

Penser ses propres choix. Prendre le risque de se découvrir autrement. Risquer d’y découvrir l’auteur empirique : le moi ? L'auteur fictif auquel on se serait cramponné, faute de mieux se connaître. Et si l’auteur présumé (de tel ou tel choix) n’était pas celui auquel on aurait pensé ? Pour y faire face, un certain courage s’impose. S’y pencher donne accès à un autre en soi et vaut l’inclinaison sensée devant sa propre vie. 

Etre ou ne pas être. C’est une question de sens. Singulier. Cela demande une réponse : prendre la mesure, évaluer la résonance de notre intime sensibilité. Question d’authenticité : pondérer le « pour soi » et le « pour autrui ». Réviser le quant-à-soi : « Rester dans son « quant-à-soi » et tromper le désir qu'elle avait fait naître (...) lui eût semblé une (...) lâche abdication devant la vie »*. Et si nos choix devenaient « une connaissance pensée de plus »** ? 

Choisir ou ne pas choisir. C’est donner sens à la question, à l'essentiel. 

Une singularité choisie 

On pourrait dire que l’individu débute sa vie d’adulte lorsqu’il arrête de blâmer ses parents pour ses échecs, pour ses succès, pour ses choix – en sommes, pour l’héritage avec lequel il fût loti. Car le choix poinçonne. C’est le sens de sa propre singularité. Le sceau singulier de sa vie. 

La fuite du blâme s’arrête avec le choix authentique. C’est là où débute la responsabilité. Responsable pour soi. C’est le prix à payer pour gagner sa liberté : n’avoir personne à blâmer, sauf soi-même, l’auteur, garant de ses choix. 

Etre soi. Choisir sa vie. Vivre une vie qui s’accommode à soi-même. Cela débute avec l’acte de peser le poids impondérable, même d’un tout petit choix. Grand désir. Grandir. Choisir. Et renoncer à l’impossible. C’est-à-dire à l'illusion de pouvoir suspendre indéfiniment son choix devant toutes les options possibles. 

Sortir de l’utopie du "tout possible" et devenir l’auteur du singulier. Voici une invitation à la vie, simplement, une invitation à la possibilité de choisir sa vie... si l’on veut bien y croire. 

Penser ses choix est peut-être la meilleure façon de renouer avec la personne intime, avec le sujet désirant, avec l’individu affamé de courage et à l’abri de sa propre vie. 

* Proust, Swann, 1913, p.192 
** Jean-Luc Marion, Certitudes négatives, 2010, Grasset/Figures, p.28